• De passage

    Un jour, ils sont passés par Boghari.


  • Albert CAMUS


    En décembre 1952, Albert Camus a visité, seul en voiture, les territoires du Sud algérien. La pauvreté “ royale ” est une idée que l'on retrouve dans L'Exil et le Royaume. Laghouat a inspiré le décor de La Femme adultère. Les notes qui suivent concernent presque toutes la préparation du recueil de nouvelles L'Exil et le Royaume.



    CARNETS III de mars 1951 à décembre 1959

    Boghari-Djelfa-Le petit erg. La pauvreté extrême et sèche - et la voici royale. Les tentes noires des nomades. Sur la terre sèche et dure - et moi - qui ne possède rien et ne pourrai jamais rien posséder, semblable à eux.

    Laghouat et devant la colline rocheuse couverte des feuilles repliées du silex - l'immense étendue - la nuit qui vient comme une vague noire du fond de l'horizon pendant que l'ouest rougit, rosit, verdit.

    Les chiens infatigables de la nuit.

    Dans l'oasis, les murs de boue au-dessus desquels resplendissent les fruits d'or. Le silence et la solitude. Et puis on débouche sur une place. Des nuées d'enfants joyeux qui tournoient comme des petits derviches, en riant de toutes leurs dents.

    Peut-être est-il temps alors de parler du désert où j'ai trouvé la même évasion - Du fond de l'horizon... J'attends aussi d'y voir surgir des bêtes fabuleuses et d'y trouver, plus simplement, un silence non moins fabuleux et cette fascination...


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  • Aimez-vous les récits de voyages où l’itinéraire se déroule avec la carte géographique, au fur et à mesure que la route s’allonge ?

    En ce cas, ne lisez pas ceci.

    Vous n’y trouverez ni la série des stations de chemin de fer, ni l’eternel « ici nous mangeâmes, là nous bûmes, plus loin nous nous reposâmes » ; encore moins des documents historiques, archéologiques, paléontologiques.

    Vivent les émotions plus simples, les impressions de premier jet devant les splendeurs de cette terre d’Afrique ! Heureux ceux dont l’imagination a des ailles et qui pareils à des papillons voltigent de fleur en fleur au gré de leur caprice, ne cherchent que la sensation immédiatement agréable, n’obéissent qu’à l’aspiration du moment.

    Pour celui qui n’est pas encore habitué aux bizarreries de la région comprise entre Alger et Boghari, l’esprit s’exalte dés le départ. Jusqu’à Médéah, chaque paysage aperçu à travers la fumée de la locomotive est comme une vue de ces dioramas habilement conçus dans lesquels l’éblouissement doit aller sans cesse en croissant, jusqu’à l’apothéose finale.

    Si bien, qu’après les dix-sept kilomètres d’eucalyptus gigantesques qui s’étendent jusqu’à Boufarik ; qu’après les gorges de la Chiffa ? Qu’après Médéah riche de souvenirs romains, plein de pittoresque, de vie, de couleur, on s’arrête avec le chemin de fer… parce qu’il ne va pas plus loin et on prend une voiture parce qu’on veut avancer davantage ; voir encore, voir toujours.

    Ce pays est une surprise perpétuelle. Vous abandonnez Médéah avec le souvenir imprégné d’Orient et voici que sans transition, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, vous pensez à la Suisse ; une réduction des fameux vallons de l’Helvétie. Pour escalader les hauteurs escarpées, point n’est besoin de bâton erré ; ne vous avisez pas non plus de prendre pour un chamois, la tache grisâtre qui remue là-bas dans le lointain. La pauvre bête, si vous vous mêliez de la poursuive ne s’enfuirait pas, mais brairait !

    Avez-vous remarqué comme les petits ânes, les malheureux « bourricots » ont en Algérie l’air particulièrement résigné et intelligent ? Plus on avance dans les terres plus cette appréciation devient juste. Alors que les types indigènes semblent ne pas avoir changé ; alors que vingt siècles de civilisation paraissent avoir passé sur ces tableaux bibliques dont notre enfance a été bercée, sans en rien altérer ; alors que nous retrouvons sur la grande route sablonneuse, les patriarches de l’Histoire Sainte, immuables sur leurs petits ânes, ces derniers ont des apparences de philosophes plus modernes et l’on serait presque tenté de croire que le progrès du temps uni aux lois fatales de l’atavisme a eu plus d’influence sur le caractère et tempérament des pauvres quadrupèdes que sur les singuliers humains dont ils sont esclaves trop patients et trop maltraités.

    Tout a changé, tout s’est transformé, sauf l’Arabe. Au contact de l’étranger, le sol, en certains endroits a perdu sa forme primitive. Ici l’on a percé, fouillé, creusé ; là, l’on a planté. De temps en temps, un toit rouge pique la note éclatante le bleu de l’horizon ; des forêts abattues, des vignes escaladant les coteaux, témoignent d’une conquête lente mais  sûre. La nature de son coté lutte comme pour défendre contre l’envahisseur une liberté qui lui est chère.

    Aux environs de Boghari, principalement, elle a entassé les hauteurs qui sont ses barricades, les ravins qui sont ses tranchées, les broussailles qui sont ses chevaux de frise, les chênes-lièges qui sont ses barrières. Malgré cela l’homme combat. Contre l’obstination de cette immense force inerte il emploie la puissance plus formidable de son intelligence. Nulle part mieux qu’en cet endroit on ne se rend compte de cette rivalité.

    Le lieu est désert, sauvage. Aussi loin que l’œil s’étende, il n’aperçoit rien qui puisse lui faire soupçonner autre chose que le triomphe de cette nature sauvage. Soudain, à un tournant du sentier, au fond d’un ravin, apparait l’ouverture d’un tunnel ! Cette voie ferrée qui reliera dans quelques années Alger à Laghouat, ce chemin de fer qui, jusqu’à présent, a Médéah comme point terminus, est véritablement une œuvre grandiose. A la force de sa volonté, rien ne résiste. La montagne se dresse devant lui de toute sa hauteur, il la perce ; le gouffre se présente béant, terrible, donnant le vertige aux aigles, il le franchit sur un viaduc ; le roc résiste, il le fait sauter à la dynamite. Chaque jour, à chaque heure, il marche vers son but. Non seulement il rapproche les distances, mais encore il peuple, il féconde. Auprès des chantiers, les cahutes se dressent qui seront plus tard le centre d’un petit village. Là, Français, Italiens, Espagnols, Marocains se distinguant des autres musulmans par leur façon originale de porter la « mèche de Mahomet », travaillent et c’est  déjà avec une sorte  de commisération qu’ils regardent passer la lourde diligence, faisant le service de Médéah à Boghari. Soixante-seize kilomètres pendant lesquels les voyageurs sont secoués comme dans un panier à salade ; un relai à moitié route et trois ou quatre auberges où l’on se dégourdit les jambes durant quelques minutes, tandis que le cocher allume sa pipe et que soufflent les six chevaux de l’attelage.

    Déjà, sur quelques points de la route, la vie anime le paysage. A Berrouaghia, il y a une église, une école, un café-concert et sur un mur s’étale le programme du spectacle du jour ; les naturels de l’endroit entendront même chanter une des premières créations d’Yvette Guilbert : le Fiacre[1]. Vous ne vous doutiez sans doute pas, ô Xanrof !  Quelques magasins se présentent, aux devantures desquels s’étalent les tapis vulgaires, les lainages multicolores, les menus objets d’une boutique « à treize ». Les honnêtes trafiquants du lieu n’ont d’ailleurs pas le scrupule de la spécialité. A telle enseigne  on lit : « Au bon tabac. – Tissus et comestibles. » A telle autre : « Chapeaux. – Succursale de charcuterie. »

    La voiture continue son ascension. S’imagine-t-on ce qu’est cette interminable montée ? Parfois les roues  côtoient un abîme dont on n’aperçoit pas le fond. Un seul instant de distraction, un faux pas du cheval et c’est la culbute effroyable, l’effondrement là-bas, dans ce trou  où les grands arbres apparaissent comme une végétation naine. Mais le cocher a de la main, les chevaux ont du pied,, les voyageurs l’insouciance des gens confiants en leur étoile. Insensiblement le terrain devient plus aride, les broussailles s’enfuient, les chênes-lièges s’évanouissent, sur les hauteurs, on aperçoit des taches blanches qui fondront au premier soleil de printemps. Les voyageurs un peu ankylosés par un trajet de neuf heures ont épuisé la banalité des conversations de rigueur en pareille circonstance. Un son de trompe résonne, une vaste auberge présente sur la rue sa façade toute blanche ; sur le seuil des portes, quelques curieux viennent voir arriver la diligence ; au milieu de la rue un essaim de burnous sales s’agite.

    Boghari ! Tout le monde descend !

     

    Mieux qu’aucun autre, Fromentin a donné une idée exacte de Boghari. Un sol ravagé, une terre sans verdure, cuite au soleil, avec des tons jaunes de mauvaise brique. Quant il pleut, le pied glisse là-dessus. Un paysage désolé, coupé brusquement des monticules abrupts ; des mornes étranges affectant des formes de cônes, des pyramides renversées au sommet desquels quelque vautour apparait ainsi qu’un de ces animaux symboliques que les Egyptiens plaçaient au faîte de leurs monuments. A vol d’oiseau : les sinuosités du Chéllif, avec ses rives toujours altérées. En résumé l’image triste de la solitude, de l’aridité et comme un avant-goût du désert. Dans le lointain pourtant, au dernier plan, se confondant avec le ciel et prenant l’aspect d’épaisses lignes de fusain que l’on aurait écrasées du doigt, une série de montagnes boisées. Il faut aller bien loin, bien loin pour trouver de la verdure et des arbres.

    Et cependant, Boghari prend d’année en année une importance plus considérable. Là passe tout le commerce venant du Sud, par El-Goléah, Laghouat, Djelfa ; c’est la dernière étape vers la civilisation, de cette route longue de quinze cents kilomètres qui meurt à la naissance du Sahara.

    Par une coïncidence heureuse pour le voyageur descendant ce jour là de la diligence, Boghari est en fête. Un bruit circule dans le pays depuis le matin : on annonce que le Gouverneur général de l’Algérie doit passer incognito pour continuer son voyage jusqu’aux dernières limites de nos possessions. Bien entendu, malgré l’incognito, les autorités ont revêtu leur uniforme ; le drap bleu de l’administrateur et de ses adjoints, les galons d’argent du sous-préfet, les passementeries et l’or du dolman des officiers, le manteau rouge des caïds forment devant l’auberge, dont le propriétaire est le maire de la localité, un ensemble assez bizarre, assez harmonieux.

    Rien d’ailleurs ne manquera à la réception et quand le Gouverneur arrivera il sera salué par la Marseillaise et l’Hymne Russe.

    Comment ? Boghari possède une société musicale ? Là aussi, dans cette zone déserte on peut, à défaut des flots du Chéliff, se noyer dans des flots d’harmonie ?

    Non, rassurez-vous ! Celui qui fera entendre l’Hymne Russe n’est autre qu’un vagabond du violon. Où état-il hier, où sera-t-il demain ? il passe sans autre itinéraire que celui que lui trace sa fantaisie ; il va sur ce chemin immense, s’arrêtant où s’offre un gite, jetant l’écho de ses chansons au vent du désert, insouciant de l’avenir. On lui a dit que le Gouverneur allait venir et il joue les airs les plus patriotiques de son répertoire. N’est-il pas aussi admirable que les rapsodes antiques, ce faubourien de Paris, échoué on ne sait comment en Afrique et qui exécute peut-être, à l’heure où paraissent ces lignes, la Fille de Madame Angot[2] ou la valse de la Mascotte devant des Touaregs émerveillés et joyeux ?

    La ville européenne n’est guère intéressante. Quelques maisons le long de la route : demeures de fonctionnaires ; auberges, marchands de tabac, mairie, justice de paix, postes et télégraphe et, sous des arcades une épicerie suivie de trois ou quatre boutiques de M’zabites. C’est plus que suffisant pour la population de Français et d’Espagnols qui vit là.

    Un observateur profond a déclaré que tout Arabe qui n’était pas d’une noble origine naissait cireur de bottes, comme tout bon Limouzin doit naitre maçon. Il ne faut donc pas s’étonner outre mesure de retrouver, même à Boghari, le type du Ya Ouled avec sa boite à cirage sur l’épaule. O charme des pays sauvages, jusqu’où faut-il donc aller pour te rencontrer intact, sans l’Hymne Russe et sans cireurs de bottes ?

    Fort heureusement pour sauver le pittoresque  en péril, la ville arabe se dresse au lointain sur un monticule, blanche et escaladant le ciel.

    Certes, ce ksar est bien protégé par ses défenses naturelles et fou serait celui qui en temps de guerre en essayerait l’escalade.

    L’aire de l’aigle n’est pas mieux suspendue au pic inaccessible et la vigie serait aveugle, qui de ce point ne signalerait à des distances considérables l’approche de l’ennemi.

    Mais aujourd’hui le vieux ksar ne redoute plus l’assaut. L’époque des grands combats et des longues tueries est passée. Par exemple, ce qui reste, c’est un mélange de races, une variété inouïe de types, un tohu-bohu de religions et de sectes, une confusion de langues et d’idiomes.

    Arabes, Berbères, Turcs, M’zabites, Espagnols, Siciliens, Juifs, Catholiques, Musulmans, se coudoient, trafiquent, se comprennent en cette langue universelle, faite de peu de mots et grâce à laquelle on peut échanger des idées sommaires d’Alger jusqu’au désert.

    Le soir, au clair de lune, le ksar vu de loin prend les apparences d’une ancienne demeure féodale. Les deux vastes constructions au pied desquelles on passe pour pénétrer dans la cité, semblent des tours crénelées. On y cherche le pont-levis et l’on s’attend presque à entendre résonner un appel d’olifant.

    Au jour, l’aspect change complètement. Ce n’est pas un château-fort ni une place de guerre, mais un vaste marché sur lequel le mélange des oripaux rouges, jaunes, verts, les burnous, les étoffes voyantes des Ouled-Naïls, jettent leur note éblouissante.

    Les rues tortueuses, au sol rugueux, encaissées entre deux files de maisonnettes blanches, montent jusqu’au faîte du coteau. L’animation y est grande. Les petits ânes revenants de la fontaine et excités à coups d’aiguillons par les gamins qui les conduisent, trottinent en faisant tintinnabuler leurs sonnettes. Quelques cavaliers maures aux grandes bottes rouges circulent lents et majestueux.

    Ici, assises au seuil de leur porte et fumant le gros narghilé, des négresses épaisses, ventrues, souriantes, raccrochant de l’œil le passant ou gourmandant des enfants qui se roulent par terre.

    Là, des vieillards à barbe blanche, au nez en bec d’aigle éloquemment sémite, semblant créés spécialement pour jouer les pachas de vaudeville ou figurer des modèles de fleuve pour peintres classiques.

    Un peu partout, des toits bizarres sur lesquels fleurissent des iris ; quelques arbustes maigres ayant toujours soif et deux ou trois palmiers aux larges frondaisons.

    Sa qualité de principale étape entre Djelfa et Médéah fait du ksar de Boghari un lieu à la fois de commerce, de repos et de plaisir.

    Pour le commerce, Juifs et M’zabites sont là ; pour le repos, le bain maure s’offre ainsi que les cafés, nombreux ; pour le plaisir, les Ouled-Naïls ne manquent pas. Très gais, très animés les cafés ! mais quel effrayant commis-voyageur en papiers peints est venu bouleverser le style des lieux ? O triomphe de la chromo-lithographie, les portraits d’Henri Rivière, de Francis Garnier, de Courbet, de Négrier, de Brière de l’Isle, chamarrés de décorations, éblouissants comme des soleils, voient défiler devant leur cadre de bois peint en noir et vernis, la longue théorie des Arabes nomades ! Où s’est arrêté ce commis-voyageur doublé d’un explorateur ? Vous verrez que l’histoire ingrate ne le dira peut-être jamais.

    Plus intéressantes sont les petites boutiques pleines de vie et de mouvement.

    Au fond de la pièce noire, le M’zabite impassible suit les ravages du désir chez le promeneur qui regarde son étalage. Il intervient à temps, fait valoir sa marchandise, débat les prix avec douceur, déploie ses tapis bariolés, ses ceintures rouges, présente avec art ses couteaux kabyles, ses rasoirs, ses mouchoirs que l’industrie rouennaise est parvenue à jeter jusque-là.

    D’autres M’zabites, pâles, graves, rappelant par leur attitude ces personnages archaïques que les tableaux anciens ont popularisés, sont assis, formant décor dans la boutique.

    Devant les épiciers continuellement affairés, pesant leur poudre de piment et les aromates tels que cannelle, girofle, muscades, tomates sèches, qui constituent la base de la cuisine arabe, le long stationnement des femmes voilées, aux mains jaunies, aux ongles noircis par la teinture.

    Les boucheries n’ont rien de bien alléchant. Quelques quartiers de mouton suspendus à de grands crochets ; sur l’étal, des têtes saignantes, ignobles, séchant dans l’atmosphère, empuantie d’odeurs fades. Les indigènes eux-mêmes passent rapidement devant cette triste exhibition de viandes et reprennent ensuite leur allure calme de gens pour lesquels le proverbe anglais Times is Money est une chose qui n’existe pas.

    Plus on monte, plus les habitations deviennent basses, sordides et ne se maintiennent que par des prodiges d’équilibre. Les façades s’effritent, les portes vermoulues céderaient à la moindre pression. Néanmoins, la vue d’ensemble est curieuse et cause une étrange impression. Vieux murs, toits branlants, terrasses surplombant la ruelle, perrons accidentés comme des ruines, tout cela coupe étrangement le bleu du ciel, le jaune du sol, projette des ombres fantastiques.

    Soudain, au détour d’une rue un chant résonne comme une plainte sourde et l’on voit apparaitre le convoi funèbre d’un Arabe. En tête marchent rapidement quelques thalebs, puis viennent les amis du défunt avec le cadavre sur une claie. Les passants se rangent contre les maisons et le mort cahoté, menaçant de choir à chaque obstacle du chemin, roule de droite à gauche, rigide sous les étoffes qui le recouvrent. On le porte ainsi jusqu’au coteau voisin où se trouve le cimetière, tandis que chez lui les femmes simulent la plus grande affliction et s’égratignent le visage en signe de deuil.

    L’hospitalité bogharienne n’a rien envier à l’hospitalité écossaise ; on oublie facilement les fatigues de la route devant l’amabilité des principaux fonctionnaires : administrateur, caïd, etc. Et même, ce n’est pas le moindre étonnement de l’excursionniste que de constater l’exquise urbanité, la délicatesse raffinée de quelques-uns de ces grands chefs arabes que la France a investis d’une autorité relativement considérable. Ce n’est pas à eux qu’on pourrait faire le reproche de ne pas s’assimiler, beaucoup, comme le caïd Ali, sont non seulement Français de cœur mais appartiennent à des familles qui ont versé leur sang à l’époque de la conquête en combattant aux côtés de nos soldats.

    Il faut les voir dans les réceptions officielles, recouverts de l’ample manteau rouge à franges d’or, fiers à juste titre de la croix de la Légion d’honneur qui brille sur leur poitrine. L’esprit recule de deux siècles, à l’époque des mousquetaires, à l’âge du panache et du décorum.

    Dans la façon de porter la tête, dans la dignité de la démarche, dans l’art de se draper, dans le choix de la couleur des vêtements on retrouve là toute l’éducation artistique d’une aristocratie de race. Ainsi que ces beaux chevaux qui semblent montrer dans leur allure l’orgueil de la pureté de leur sang, ils ont, ces chefs, une majesté froide et sereine qui s’harmonise admirablement avec leur type.

    Ali ben Ahmed ben bey bou Mzrac, caïd des Aziz, symbolise fort bien ce genre. Son père, Ali Silvis bey est entré à Médéah à la droite des princes d’Orléans qui, plus tard, le nommèrent Agha Dira à Aumale. Dans cette famille, on ne connait qu’une patrie : la France.

    Le caïd Ali occupe son poste depuis 36 ans, il avait fait 5 ans de service militaire aux spahis à Teniet et l’année dernière le gouvernement le décorait de l’étoile des braves. Tenant aux Turcs par la souche paternelle et aux Arabes par le côté maternel, il est allié à tous les grands chefs de ces deux races. Sa mère était la sœur de l’agha Lakdar, son beau-frère est Ali Bachara, de Laghouat. Ila neuf enfants, un douar immense commandé en son absence par son fils ainé. Il possède de nombreux troupeaux de moutons, des chevaux de pur-sang superbes et quand il traverse son territoire toutes les têtes se courbent devant lui. Ici, la féodalité n’est pas morte, avec le caractère et le tempérament de l’Arabe elle ne mourra jamais.

    Gentilhomme jusqu’au bout des ongles, séduisant au possible, parlant assez correctement le français et plus spirituel que beaucoup de Parisiens, le caïd Ali reçoit avec la plus cordiale amabilité. Il a une femme à Alger, une autre à son douar et il réside assez fréquemment dans sa maison mauresque du ksar de Boghari.

    Un dîner chez le caïd n’est certes pas une chose banale et mérite d’être relaté. Dans une pièce de l’entresol dont les murs blanchis à la chaux sont ornés de quelques plans coloriés de villes turques, le couvert est mis. Contrairement aux habitudes arabes, les convives prennent place autour d’une table au lieu de s’accroupir sur des tapis. Mais le couvert du chef de maison ne doit pas figurer à côté des autres. Le maitre doit servir ses hôtes, veiller à ce qu’ils ne manquent de rien et manger après eux. Ce n’est que sur les instances de ses invités qu’il cède et prend sa place au milieu d’eux.

    Le menu forcément est simple, la cuisine arabe n’a pas ces raffinements qui font la gloire des Vatel modernes ; la tomate, la cannelle, certaines épices du pays, certaines plantes aromatiques de la région relèvent cependant le goût des sauces, d’une façon très agréable. Voici le Cherba, c'est-à-dire le potage ; le Hamis : le ragout ; le Mechoui : mouton rôti ; Tâam : couscous ; les Alaouet qui sont des gâteaux sentant toujours un peu le suif et les Mahroug qui sont de délicieuses douceur au miel.

    Le plat capital est le mechoui. C’est en honneur des hôtes et pour leur prouver l’estime en lequel il les tient, que le caïd a fait égorger l’un des plus beaux parmi ses jeunes moutons. L’animal rôti lentement devant un grand feu et arrosé sans cesse du beurre le plus délicat, est ensuite déposé sur un gigantesque plateau de métal et porté tout entier au milieu de la table. Le mechoui ne se découpe pas ; encore moins est-il permis de « l’attaquer » à l’aide de la fourchette, chose inconnue à Boghari. Les doigts seuls ont raison du mouton ; ils le dépècent, arrachent des parties les plus charnues de l’animal de longues lanières grillées qu’ils portent ensuite à la bouche. Le vaste plateau devient l’assiette commune à toute la société. Quand les invités sont rassasiés et que la carcasse du mouton apparaît, les serviteurs enlèvent le met et font circuler l’eau parfumée qui purifiera les mains.

    Dans certaines tribus et quand le visiteur est une personnalité considérable, on présente de la sorte, au milieu du festin, un petit poulain ou une jeune chameau rôti.

    Le caïd Ali est pétillant de verve et d’entrain ; il ne  boit, comme tout enfant de Mahomet qui se respecte, que l’eau. Mais ce serait à croire que le champagne versé à ses nouveaux amis a de l’influence sur lui. Il a vu l’empereur Napoléon III et il voudrait voir M. Carnot ; il ne connait pas encore Paris. Le jour prochain où il se rendra, quels seront les plus surpris ? le caïd de se trouver dans une capitale aussi grandiose ? les habitants de cette capitale de rencontrer un Arabe aussi civilisé ?

    La conversation est charmante ; les légendes du pays, les souvenirs d’Afrique défilent tous et il est bien tard lorsque, la dernière tasse de café bue, des danseuses du ksar viennent éblouir les yeux par la richesse de leurs costumes, fasciner l’imagination par l’artistique étrangeté de leurs contorsions.

    La grande curiosité du ksar de Boghari est le quartier principal des Ouleds-Naïls, tout en haut dans la partie la plus accidentée de la citadelle. Ici, le rêve commence. Devant l’imagination surexcitée, passe toute la série de tableaux nouveaux et qu’on croit cependant avoir déjà aperçus quelque part. Réminiscences littéraires de civilisations mortes, vision de ces peuples d’Orient dont les musées nous transmettent le souvenir, personnages étranges qui semblent destinés à orner le sarcophage d’un Pharaon ou d’un Sésostris et paraissent un anachronisme formidable quand on les voit remuer, danser, parler.

    Regarder ! Dalila marche, Salomé danse, Cléopâtre sourit. Les voilà, les grandes courtisanes de l’antiquité, telles que l’Histoire, la Poésie, la Sculpture nous les ont transmises !

    Ceci est l’impression initiale ; combien de temps dure-t-elle ? Quand les yeux sont revenus de cet éblouissement, quand l’esprit vagabond n’est plus frappé seulement du pittoresque de la situation, les illusions s’envolent. Le logis est d’une simplicité plus que rudimentaire. Dans la principale pièce enfumée, empuantie d’odeurs de beure rance, d’oignons mis à sécher, de linge humide, d’eau sale, de tabac, le père et la mère des trois ou quatre Ouleds-Naïls vivent heureux. Leurs filles sont jolies, obéissantes ; le collier de pièces d’or grandit de jour en jour et, dans quelque temps, les amoureux pour le « bon motif » pourront se présenter après la foule de ceux qui auront été admis pour le mauvais. Ces derniers ont d’ailleurs toujours été reçus avec la plus grande amabilité ; le père leur a prodigué ses salamalecks, la mère ses sourires, les jeunes filles, tout ce qu’ils ont voulu. Les mœurs des Ouleds-Naïls sont assez connues et serait malséant d’insister trop longuement sur ce chapitre. Qui en a vu une les connaît toutes. A Boghari, elles ont leur reine de beauté, qui est Sultana.

    Il faudrait, pour dépeindre Sultana, la palette d’Henri Regnault ou la phrase de Théophile Gautier, cette phrase de Paul de Saint-Victor comparait « à des poignées de rubis, de saphirs et d’émeraudes que l’on agiterait dans une coupe de pur cristal… » Sultana, dont la douceur infinie des traits est corrigée par la lèvre impérieuse et pleine de dédain, a quinze ans. Ses cheveux tressés, noirs comme l’aile du corbeau, retombent sur les épaules. Elle porte au front un lourd diadème orné de pierres mal taillées et surmonté d’une plume rouge d’autruche. Le visage est encadré d’un quadruple rang de chainettes d’or qui décrivent une courbe sur le front et redescendent en une trainée lumineuse jusqu’à la hauteur des seins. Aux oreilles, les Tizzabitins, grands anneaux pareils à ceux des Touaregs et auxquels sont fixées des pendeloques agrémentées de corail.

    Aux bras et aux chevilles, les lourds bracelets d’argent très larges, très épais, pesants à porter et d’une massivité trop évidente. Des têtes de clous en argent, disposés en quinconces ou des coraux rugueux, ornent d’aspérités la surface luisante du métal. Enfin, le bijou sacré, la dot qu’on porte sur soi, l’enfilade de louis d’or qui a remplacé le collier de sequins. Cela scintille, ruisselle, coule comme un Pactole, se tord comme un nid de serpents dorés. Les longues traînées éblouissantes glissent presque jusqu’aux genoux et, au moindre mouvement de l’idole ainsi parée, aux ondulations de ses hanches, au soulèvement de sa gorge, l’or rutile, les pièces s’entrechoquent, les tons voyants du tissu léger des vêtements se fondent, s’harmonisent délicieusement. A cette vision apprécié la Salomé de Regnault. « Rien dans l’art ne rappelle cette manière d’une nouveauté paradoxale, d’une originalité absolue et d’une outrance qui ne semble pas pouvoir être dépassée. Chose rare, cette étrangeté est pleine de charme ; elle étonne mais ne choque pas. »

    Certes, Sultana pourra « acheter » quand elle voudra l’époux qui lui plaira ; elle est déjà assez riche pour cela. Voyez d’ailleurs le mouvement dans cette maison bien achalandée et où elle remplit le rôle « d’étoile ». Nulle porte ne peut s’entrouvrir sans qu’on aperçoive dans l’intérieur de la pièce des groupes d’Arabes accroupis sur les tapis en attendant le porteur de café ; des grandes pipes, au tuyau de jasmin, la fumée s’échappe et monte lentement dans l’atmosphère lourde, vers le plafond très bas. Parfois une jeune Ouled-Naïl passe rapidement, entre dans la chambre des parents, susurre quelques mots à l’oreille de sa mère, lui remet une pièce d’argent ou d’or, montre en souriant le bracelet ou une de ces larges bagues que l’on fabrique dans le Sud.

    Une fille de cinq ou six ans, noire, lippue, grasse, se promène dans la cour de la maison en observant avec ses rands yeux candides, les gens qui entrent et qui sortent. Elle porte déjà des bijoux, est déjà peinte et empestée de l’odeur des ces parfums violents suffisant pour ramener à la réalité les délicats qui seraient tentés de flairer de trop près la chevelure et le visage des Ouled-Naïls.

    Il est dans l’infâme maison, un être, une jeune fille devant laquelle s’inclinent avec un profond respect mêlé de crainte superstitieuse, tous les habitués du lieu. C’est la « folle », frêle, délicate, jolie ; sans un sourire, sans un bijou, elle erre autour de ses sœurs impures, promène ses mains longues et fines dans leurs cheveux épais, ne comprenant rien à ce qui se passe autour d’elle, parlant aux objets, leur disant des choses incohérentes, répondant sur un rythme monotone à la chanson des oiseaux ; portant la double auréole de son inconscience et de sa virginité.

    N’y a-t-il pas une certaine grandeur dans ce mysticisme oriental qui veut que les fous soient aimés de Dieu ? N’y a-t-il pas aussi pour l’observateur une sorte d’étonnement respectueux devant l’inaltérable religiosité de cette vieille race qui a conservé intactes toutes ses superstitions ? Il faut, pour se rendre compte de cette piété assister à la prière en commun, faite le soir à Boghari, sur la colline.

    Précédés de leur prêtre, alignés sur un seul rang, droits sous leurs longs burnous, les Arabes contemplent avec une gravité sereine l’infini de l’horizon et le soleil qui incendie en mourant les hauteurs lointaines.  De temps en temps s’échappe de leur bouche une invocation d’Allah ; puis, en même temps, toutes les mains d’élèvent vers le ciel, tous les corps se prosternent, tous les fronts touchent la terre.

    La nuit  tombe complètement sur le ksar, les quelques lumignons plantés de droite et de gauche sur le rebord des fenêtres et qui servent à éclairer les « rues » s’éteignent. La cité arabe dort sous la seule lumière de la lune, lumière sinistre qui semble n’éclairer qu’un désert. A l’horizon, pas un arbre ; la nudité du sol apparaît plus encore, pendant la nuit. On n’entend que l’aboiement des chiens et l’on voit passer de temps en temps l’ombre de quelque veilleur de nuit dont le bâton ferré résonne sur la terre sèche et dure comme du roc.

    C’est peut-être l’heure à laquelle les filles de Boghari, préparent en silence, le philtre qui, d’après la légende, rend tout homme amoureux : le mberdoud. Philtre peu dangereux, assez agréable au goût. C’est un ragout de mouton très épicé, très aromatisé et cuit avec des abricots secs.

    Le mberdoud inspire à l’Arabe les mêmes facéties que le « homard à l’américaine » a engendrées chez nous. Quand le voyageur reviendra de Boghari et qu’il racontera ses aventures, c’est avec des sourires pleins de malice et de sous-entendus, que ses camarades lui diront :

    « Ah ! ah ! tu as mangé le mberdoud. »

    Mais les belles amoureuses comptent encore beaucoup plus sur l’attraction de leurs charmes que sur le mberdoud. Allah lui-même n’abaisse-t-il pas sa main protectrice sur elles et ne connaît-on l’antique prédiction du vénéré marabout de Bokkri ?

    Ce saint homme dont l’autorité s’étendait sur toute la région donnait chaque année une grande fête. Le ksar possédait déjà à cette époque une petite population et les jeunes femmes de cette petite population se cotisèrent pour offrir un cadeau à Sidi-Bikkri.

    Le don plut beaucoup au pieux vieillard qui, afin de ne pas être en reste d’amabilité, dit aux femmes : « Montez vos mules blanches, partez dans la plaine, semez du sel sur tout le terrain que vous parcourrez et chaque homme qui écrasera un grain de sel sera toujours épris de vos charmes. »

    Et voila pourquoi encore de nos jours, on peut voir parfois une poignée de sel au seuil de la maison d’une Ouled-Naïl de Boghari.

    Après Boghari et Boghar dont on aperçoit dans le lointain la silhouette blanche, le paysage reprend son aspect monotone et il faut aller assez loin, traverser cette région désolée, pour trouver sur les hauteurs quelques maigres pâturages où les tribus nomades promènent leurs troupeaux. Au lendemain du dîner chez le caïd Ali, une grande fête se célébrait à quelque distance, sur un plateau assez escarpé d’où l’on apercevait facilement les pitons neigeux de la montagne Taquensa.

    El Allak, caïd des Ouleds-Ahmed-Ben-Saâd, du douar Oum-El-Djellil, se mariait. C’est un homme jeune, d’allures un peu froides, recevant avec correction et distinction.

    Quand ses invités européens arrivent à cheval et qu’il les aperçoit dans le lointain, il s’élance à fond de train vers eux, suivi de ses cavaliers, arrête net à quelques mètres de ses visiteurs la superbe bête qu’il monte, met pied à terre et vient tenir l’étrier de l’excursionniste le plus âgé, en lui souhaitant la bienvenue.

    La nouba des Ouled Antar est accourue pour fêter le mariage ; son chapeau claque au vent et ses musiciens poussent des cris gutturaux pour saluer les nouveaux arrivants, soufflent dans leurs flûtes, frappent sur leurs tambourins. Autour d’eaux, quelques curieux accroupis sur le sol, sont charmés par ce concert un peu sauvage.

    Personne parmi les amis de Ben Attak n’aurait voulu manquer cette fête. Chacun d’eux lui a offert un cadeau en argent, selon ses moyens. C’est vingt francs, dix francs, voire même cinq francs. En somme, un prêté pour un rendu, car le donateur d’aujourd’hui recevra demain, s’il prend femme, le même cadeau de Ben Attak et, peut-être la même pièce.

    De toutes les tentes s’échappe une rumeur confuse à laquelle se mêle le hennissement des chevaux attachés par le pied et le bêlement des moutons qui cherchent aux alentours une pâture rare.

    Ah ! ce n’est pas de la gaieté comme nous avons l’habitude d’en voir qui préside à cette noce arabe. Ces gens-là sont d’un calme extraordinaire ; ils ont sous leurs amples burnous la rigidité des statues.

    Cependant, les préparatifs du déjeuner se font. Tandis que sous la tente des femmes, la jeune épousée prépare les gâteaux de miel et le couscous, le mechoui placé devant un grand feu de broussailles prend lentement des tons d’acajou. Des hommes de bonne volonté arrosent incessamment d’un beurre très fin, le rôti dont la peau grésille, craque, se fend, toute imprégnée déjà de l’odeur des plantes aromatiques.

    De temps en temps quelque gibier passe à portée de fusil, mais on le respecte car Allah ne souffrirait pas que le sang coulât en une circonstance aussi solennelle.

    D’ailleurs, quelle chasse procurerait autant de joie que la fantasia ?

    Par groupe de quatre, de cinq, de dix cavaliers s’élancent. Ils forment d’abord un point à l’horizon, puis leurs burnous qui voltigent semblent de grands oiseaux blancs. Les voilà ! les voilà ! les chevaux apparaissent, le cou tendu, la queue en l’air. Cela se précipite comme un torrent auquel rien ne résiste. Droits sur les étriers, les rênes lâchées sur le cou du coursier, le long fusil à la main, les hommes passent comme l’éclair devant les tentes. Un, deux, trois, dix détonations ! et brusquement, brutalement comme une machine lancée à toute volée et dont le grand ressort se détraque, les chevaux s’arrêtent.

    Alors les musiciens soufflent davantage dans leurs flûtes, les tambourins s’agitent, la rumeur grandit, l’odeur de la poudre grise, les chevaux en sueur hennissent.

    Après le repas, la fête continue ; la fantasia reprend de plus belle. Deux ou trois incidents se produisent : une selle tourne, un cheval butte sur ce terrain hérissé d’obstacles naturels, un fusil s’échappe d’une main. Mais un événement plus grave survient, qui va mettre fin à la fête. Un chef de tribu, Mohamed, fait une chute terrible et reste inanimé sur le sol. On se précipite à son secours. Ses yeux fermés, la pâleur de son visage, l’immobilité de son corps font croire qu’il s’est tué. En vain, les vieillards et les « doctes » le frappent de toutes parts, le compriment, l’étouffent presque pour le rappeler à la vie. Ce n’est que longtemps après que Mohamed reprend ses sens ; mais le sang s’échappe de sa bouche, il ne peut faire aucun mouvement. Dans la tente du chef où on l’a transporté une rumeur triste s’élève. Les uns voient dans ce malheur un mauvais présage. La superstition s’en mêlant la fête se termine de lugubre façon. Le caïd Ben Attak lui-même parait fort affecté de l’aventure et se demande pourquoi Allah lui veut du mal ?

    Les musiciens se sont tus, le ciel s’est couvert, le souffle froid qui passe sur la colline force à se relever le capuchon des burnous.

    Et sous la tente, quelques-uns murmurent peut-être contre la venue de ces invités étrangers, se demandant si elle n’a pas eu une influence dans le malheur qui s’est produit ?

    Lorsqu’on a quitté Boghari et que l’on redescend les soixante-seize kilomètres de grande route, des images étranges vous passent devant les yeux ; des souvenirs se heurtent indistincts, confus. Aux cahotements de la diligence correspond une sorte de cahotement de l’esprit. La réalité s’entoure de fictions, une espèce de torpeur vous saisit. Où finit la sensation ? où commence le rêve ? que fera en ce pays, dans un siècle, le flot envahissant du progrès et de la civilisation ? Et quand toutes les villes, tous les hommes, toutes les mœurs seront semblables, qui nous affirme que nous devrons être satisfaits de notre œuvre ? Où seras-tu, charme des sites sauvages ; où te trouvera-t-on, douceur des spectacles plus grandioses que ce que l’imagination conçoit ? Quel sera ton sort, quand on te connaîtra davantage, quand nos chemins de fer sillonneront ton sol, vieille terre d’Afrique pleine de mystère, de poésie, de parfums et que Dieu semble avoir créée seulement pour les mystiques, les contemplatifs et les philosophes ?



    [1] (1865-1944)  Le fiacre (1892)

    [2] La Fille de Mme Angot est un opéra-comique en trois actes de Charles Lecocq, livret de Clairville, Paul Siraudin et Victor Koning, créé au théâtre des Fantaisies-Parisiennes de Bruxelles le 4 décembre 1872, puis à Paris aux Folies-Dramatiques le 21 février 1873.


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  • D’Alger à Boghari

    Du 29 décembre 1873 au 8 janvier 1874.

    L’explorateur, après avoir vaincu des difficultés de toute sorte, partit d’Alger, le lundi, 29 décembre 1873, à 8 heures du matin, par le train se dirigeant vers le Sud.

    Le 1er janvier 1874, il grimpa, à 4 heures du matin, sur le haut de la voiture faisant le service de Médéah à Boghari où il ne tarda pas à arriver.

    Deuxième Voyage               d'Alger à Boghari                par Paul Soleillet Cette localité, qui se compose d’un queçar saharien et d’un village français, est située à 150 kilomètres au sud d’Alger dans le Sahara et est placée sur la lisière du Tell.

    Le queçar de Boghari a été fondé par les Beni Mzab qui, pour les besoins de leur commerce, passent constamment du Sahara dans le Tell et réciproquement. C’était une sorte de forteresse sur une roche du désert qui forme le noyau d’une sorte d’étoile dont les rayons seraient les roules qui mènent à Boussaâda, à Laghouat, à Geryville, à Tiaret, à Mascara, à Oran, à Alger, à Bougie, etc. On n’accédait au rocher où s’étaient juchés les Mzabites qu’au moyen d’un sentier raide et peu praticable, même pour les bêtes de somme; aujourd’hui ce sentier est remplacé par une route carrossable.

    De tout temps, dit M. Soleillet, un grand marché arabe hebdomadaire s’était tenu dans la plaine qui est au pied du queçar. En fondant leur village, les Beni-Mzab avaient songé aussi aux béné6ces qu’ils en retireraient; ce marché, comme tous les marchés du désert, attirait auprès de lui d’autres personnages. Ce sont les filles des Oulad-Naïl qui vont partout où il y a une agglomération dans le Sahara; elles y avaient, avant la création du queçar, leurs tentes, qui se reconnaissaient de loin à leur porte tournée du côté opposé à la route, dressées dans les environs du marché. Ces femmes allèrent demander l’hospitalité aux Beni-Mzab et se construisirent des maisons à côté des boutiques déjà bâties de ces marchands. La loi du Mzab, on le sait, qui interdit formellement à tout Mzabite de n’avoir aucun rapport avec une femme de race étrangère, interdit également aux femmes et aux filles du Mzab de quitter, sous quelque prétexte que ce soit, leur pays, et le queçar de Boghari se trouva alors peuplé, d’une part, de célibataires et de l’autre, de femmes galantes étrangères.

    Lorsque nous eûmes pris et occupé Laghouat, on songea à relier cette oasis à la mer par une route qui forcément passa à Boghari. L’Etat y fit construire d’abord un caravansérail, puis, pour satisfaire aux besoins divers des voyageurs, des industriels français ne tardèrent pas à s’y installer, d’abord un aubergiste, puis un forgeron, un maréchal ferrant, un bourrelier, etc., etc.

    Un centre de population a ainsi surgi de lui-même, dit M. Soleillet : Ils seraient nombreux les centres qui se développeraient ainsi en Algérie, si l’on y avait mieux compris que c’est la route et la route seule qui infante le hameau, qui devient le village, qui forme le bourg et d’où naît souvent une grande cité. »

    Avant d’aller plus loin, M. Soleillet croit utile de faire connaitre à ses lecteurs le Sahara dans lequel il vient de pénétrer. Nous lui emprunterons cette description.

    « Je suis obligé, dit-il pour faire comprendre à mon lecteur la signification qu’a pour moi ce mot Sahara, que je viens d’écrire, de prendre la question d’un peu haut, au risque de passer pour pédant.

     L’Afrique occidentale se partage, d’après sa constitution physique, en trois zones bien distinctes. L’une, que j’appellerai la région méditerranéenne, est formée par le Tell du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, de la Tripolitaine; c’est ce que les géographes arabes appellent le Maghreb (couchant), l’Atlantide des anciens; cette région constitue une sorte d’ile limitée au nord par la mer et au sud, par le Sahara qui confine les pentes méridionales de l’Atlas. Dans la région méditerranéenne se rencontrent tous les animaux et toutes les plantes de l’Europe méridionale; c’est aussi dans cette contrée que vivent les grands fauves, lions, panthères, etc.

    Le Sahara, lui, commence, nous l’avons vu, à Boghari; il s’étend au sud jusqu’à la région des pluies tropicales; il est limité à l’est par la Méditerranée et les sables du désert Libyque, à l’ouest par l’Océan. Après le Sahara et avec les pluies tropicales, commence la Nigritie proprement dite. La Nigritie et le Mogreb sont ainsi séparés comme ils pourraient l’être, par une mer, et ils forment deux régions, j’allais dire deux continents parfaitement distincts, ayant chacun leur faune, leur flore et leur climat; le Sahara qui les unit participe des deux.

    Le Sahara, ainsi que son nom arabe l’indique (raa, pâturer), est un pays de faciles pâturages; il s’y trouve cependant de grands massifs montagneux tels que le Djebel-Hoggard, Djebel- Amour, etc., qui constituent pour la contrée de véritables Alpes. Le sol du Sahara est si fertile qu’il suffit qu’il y pleuve tous les deux ou trois ans pour l’entretien des pâturages.

    Partout où son sol est habité et cultivé, se trouvent de riches oasis qui produisent en abondance des céréales, des fruits, des légumes. Le Sahara nourrit aussi un grand nombre de troupeaux; ils pourraient être innombrables. Les sables mouvants ne sont dans le Sahara que l’exception  et, dans cette contrée, qui est grande comme la moitié de l’Europe, les sables mouvants n’occupent peut-être pas le tiers de la surface qu’ils couvrent en Europe.

    Le Sahara n’est point, comme le désert de Libye, une série de dunes de sables mouvants séparées entre elles par des mers de sables mouvants, on ne saurait trop le dire.

    La végétation du Sahara est remarquable en ce que partout l’on trouve sur de grands espaces une plante annuelle de même espèce dominante qui ensuite est remplacée par une autre plante également annuelle; c’est ainsi qu’à l’alfa (stipa barbota tenacissima) succède le drin (Arthratherum pugens), etc.

    La faune du Sahara a cela de particulier qu’en dehors de certains scorpions et de la céraste (lefaa des Arabes, vipère à cornes) elle ne possède aucun animal dangereux. Dans L’ordre des mammifères et des oiseaux, le Sahara est caractérisé par la gazelle et l’autruche.

    Lundi, 5janvier. — J’ai eu occasion en parlant de Laghouat de nommer un chérif, Molay-Ali. Je m’étais lié avec lui dans le désert et l’ayant retrouvé plus tard à Alger où il subissait une sorte d’exil, j’acceptai la proposition qu’il me fit de venir avec moi jusqu’à Metlili; j’obtins pour Molay-Ali l’autorisation verbale de m’accompagner. Il voulait un écrit; j’eus beau le solliciter, il me fut refusé. Molay-Ali, qui était resté è Alger, arrive aujourd’hui par la diligence. C’est avec plaisir que je revois sa grosse face et je suis heureux de lui serrer la main.

    Mais je suis étrangement surpris, quand Molay-Ami me présente, avec le timbre du gouvernement colonial, une lettre en arabe et en français, par laquelle on lui donne plein pouvoir de traiter avec les Oulad Sidi-Cheikh, et que je me trouve avoir ainsi, sans que l’on m’en ait prévenu, un agent politique pour compagnon de route.

    J’écris immédiatement à Alger pour protester énergiquement contre la situation qui m’est faite et je fais remarquer, qu’au lieu d’un aide que j’aurais eu dans le chériff l’on me crée un embarras et un danger en en faisant un plénipotentiaire.

    Le mardi, 8 janvier, M. Soleillet alla visiter l’ami chez qui Molay-Ali était logé. La maison de l’Hadj Daoud était vaste et bien distribuée.

    C’était un homme déjà âgé, sa figure était sympathique et avait une grande expression de bonté et de douceur.

    Il était chevalier de la Légion d’honneur, c’était jusqu’alors le seul Beni-Mzab qui ait obtenu cette distinction, II la devait au dévouement et à I ‘humanité qu’il avait montrés pendant la dernière famine. Il avait constamment fait distribuer du pain à tous les malheureux qui venaient l’implorer et il avait ainsi nourri des centaines de pauvres pendant plusieurs mois. 

    Jean, Joseph, Marie, Michel, Paul Soleillet est né à Nîmes le 29 avril 1842 et décédé à Aden le 10 septembre 1886. C'est un explorateur français en Afrique du XIXe siècle.


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  • Extrait de : Un été dans le Sahara par Eugène FromentiEugène Fromentinn

    Eugène-Samuel-Auguste Fromentin, peintre et un écrivain français, né le 24 octobre 1820 à La Rochelle, est mort le 27 août 1876 à Saint-Maurice (Charente-Maritime).

     

    …Boghari, 26 mai au matin.

    Ou je me trompe fort, ou j’ai sous les yeux l’Afrique africaine comme on la rêve; et le reste de mon voyage n’aura plus, sous certains rapports, grand’chose à m’apprendre d’ici au désert. J’ai fait une vraie découverte en arrivant ici; car j’ai trouvé qu’à côté de Boghar, seul point que je connusse de nom, et qui, pour moi, représentait tout un pays, il en existe un autre dont personne ne parle, sans doute à cause de son inutilité stratégique, ou, plus probablement, à cause de son extraordinaire aridité.

    Ce pays, qui ne ressemble en rien au premier, s’appelle d’un nom qui a l’air d’un diminutif de Boghar, Boghari.

    Boghar est une citadelle française, sorte de grand’garde aventurée sur le sommet d’une haute montagne boisée de pins sombres et toujours verts; Boghari, au contraire, est un petit village entièrement arabe, cramponné sur le dos d’un mamelon soleilleux et toujours aride; ils se font face à trois quarts de lieue de distance, séparés seulement par le Cheliff et par une étroite vallée sans arbres.

    Je ne suis point monté à Boghar; ce que j’en vois d’ici me paraît triste, froid, curieux peut-être, mais ennuyeux comme un belvédère; quant à Boghari, heureusement pour lui, à peine habitable pour les arabes, c’est tout simplement la vraie terre de Cham. Mais n’anticipons pas; j’y reviendrai. Nous traverserons ensemble toute cette vallée du Cheliff, et je m’imagine que derrière ces collines aplaties et nues qui barrent l’horizon du sud, et que je vais franchir aujourd’hui, il y a des choses qui me surprendront.

    La première partie de l’étape en venant d’El-Gouëa, d’où nous sommes partis hier au jour levant, se fait non plus comme celle de la veille à travers des maquis entremêlés de bouquets d’arbres, mais à travers une belle forêt de chênes verts; par de vastes clairières tapissées d’herbes et avec de profondes perspectives sur les fonds bleus, sur les fonds verts, touffus, feuillus, d’un pays toujours et toujours boisé. Cette partie de l’étape est très belle.
    On rêve chasse, on rêve aboiements de meutes, dans ces solitudes pleines d’échos.

    Tout à coup la montagne manque sous vos pieds; l’horizon se dégage, et l’oeil embrasse alors à vol d’oiseau, dans toute sa longueur, une vallée beaucoup moins riante, d’un gris fauve qui commence à sentir le feu; elle est comprise entre deux rangées de collines, celles de droite encore broussailleuses, celles de gauche à peine couronnées de quelques pins rabougris, et de plus en plus découvertes.

    La vallée prend son nom de L’Oued-El-Akoum, petite rivière encaissée, dont le voisinage anime par-ci par-là d’assez belles cultures, mais ne fait pas pousser un seul arbre, et qui court, inégalement bordée de berges terreuses et de lauriers-roses, se jeter dans le Cheliff au pied de Boghar.
    C’est là qu’à la halte du matin, par une journée blonde et transparente, j’ai revu les premières tentes et les premiers troupeaux de chameaux libres, et compris avec ravissement qu’enfin j’arrivais chez les patriarches.

    Le vieux Hadj-Meloud, tout semblable à son ancêtre Ibrahim, Ibrahim l’hospitalier, comme disent les arabes, nous attendait à sa zmala, où son fils Si-Djilali était venu nous conduire lui-même, pour que toute la famille y fût présente. Il nous reçut à côté du douar, suivant l’usage, dans de grandes tentes dressées pour nous (guïatin-el-dyaf, tentes des hôtes), au milieu de serviteurs nombreux et avec tout l’appareil convenu. On y mangea beaucoup, et nous y bûmes le café dans de petites tasses vertes sur lesquelles il y avait écrit en arabe: " bois en paix. " Je n’ai jamais, en effet, rien vu de plus paisible, ni qui invitât mieux à boire en paix dans la maison d’un hôte; je n’ai jamais rien vu de plus simple que le tableau qui se déroulait devant nous.

    Nos tentes très vastes et, soit dit en passant, déjà rayées de rouge et de noir comme dans le sud, occupaient la largeur d’un petit plateau nu, au bord de la rivière. Elles étaient grandes ouvertes, et les portes, relevées par deux bâtons, formaient sur le terrain fauve et pelé deux carrés d’ombres, les seules qu’il y eût dans toute l’étendue de cet horizon accablé de lumière et sur lequel un ciel à demi voilé répandait comme une pluie d’or pâle. Debout dans cette ombre grise, et dominant tout le paysage de leur longue taille, Si-Djilali, son frère et leur vieux père, tous trois vêtus de noir, assistaient en silence au repas. Derrière eux, et en plein soleil, se tenait un cercle de gens accroupis, grandes figures d’un blanc sale, sans plis, sans voix, sans geste, avec des yeux clignotants sous l’éclat du jour et qu’on eût dit fermés. Des serviteurs, vêtus de blanc comme eux et comme eux silencieux, allaient sans bruit de la tente aux cuisines dont on voyait la fumée s’élever en deux colonnes onduleuses au revers du plateau, comme deux fumées de sacrifice.

    Au delà, afin de compléter la scène et comme pour l’encadrer, je pouvais apercevoir, de la tente où j’étais couché, un coin du douar, un bout de la rivière où buvaient des chevaux libres, et, tout à fait au fond, de longs troupeaux de chameaux bruns, au cou maigre, couchés sur des mamelons stériles, terre nue comme le sable et aussi blonde que des moissons.

    Au milieu de tout cela, il n’y avait donc qu’une petite ombre, celle où reposaient les voyageurs, et qu’un peu de bruit, celui qui se faisait dans la tente.

    Et de ce tableau, que je copie sur nature, mais auquel il manquera la grandeur, l’éclat et le silence, et que je voudrais décrire avec des signes de flammes et des mots dits tout bas, je ne garderai qu’une seule note qui contient tout: " bois en paix. "

    La vallée de l’Oued-El-Akoum, qui se rétrécit et se dépouille encore à mesure qu’on avance au sud, rencontre le Cheliff à trois heures de là, et débouche, comme je te l’ai dit, entre Boghar et Boghari, dans une autre vallée courant en sens contraire, de l’est à l’ouest, et celle-ci tout à fait aride.

    Boghar apparaît de fort loin, posé sur sa montagne pointue, comme une tache grisâtre parmi des massifs verts. Ce n’est au contraire qu’en entrant dans la vallée du Cheliff qu’on découvre, à main gauche, au fond d’un amphithéâtre désolé, mais flamboyant de lumière, le petit village de Boghari, perché sur son rocher.

    C’est bizarre, frappant; je ne connaissais rien de pareil, et jusqu’à présent je n’avais rien imaginé d’aussi complètement fauve, -disons le mot qui me coûte à dire, -d’aussi jaune. Je serais désolé qu’on s’emparât du mot, car on a déjà trop abusé de la chose; le mot d’ailleurs est brutal; il dénature un ton de toute finesse et qui n’est qu’une apparence. Exprimer l’action du soleil sur cette terre ardente en disant que cette terre est jaune, c’est enlaidir et gâter tout. Autant vaut donc ne pas parler de couleur et déclarer que c’est très beau; libre à ceux qui n’ont pas vu Boghari d’en fixer le ton d’après la préférence de leur esprit.

    Le village est blanc, veiné de brun, veiné de lilas. Il domine un petit ravin, formant égout, où végètent par miracle deux ou trois figuiers très verts et autant de lentisques, et qui semble taillé dans un bloc de porphyre ou d’agate, tant il est richement marbré de couleurs, depuis la lie de vin jusqu’au rouge sang. Hormis ces quelques rejetons poussés sous les gouttières du village, il n’y a rien autour de Boghari qui ressemble à un arbre, pas même à de l’herbe. Le sol, en quelques endroits sablonneux, est partout aussi nu que de la cendre.

    Nous campons au pied du village, sur un terrain battu, qui a l’apparence d’un champ de foire, et où bivouaquent les caravanes du sud. Depuis hier, nous y vivons en compagnie des vautours, des aigles et des corbeaux.

    Ici, point de réception. Le pays est pauvre; et forcés de pourvoir nous-mêmes à nos divertissements, nous avons fait venir, cette nuit, de Boghari, des danseuses et des musiciens.

    Tu sauras que Boghari, qui sert de comptoir et d’entrepôt aux nomades, est peuplée de jolies femmes, venues pour la plupart des tribus sahariennes Ouled-Nayl, A’r’azlia, etc., où les moeurs sont faciles, et dont les filles ont l’habitude d’aller chercher fortune dans les tribus environnantes.
    Les orientaux ont des noms charmants pour déguiser l’industrie véritable de ce genre de femmes; faute de mieux, j’appellerai celles-ci des danseuses.

    On alluma donc de grands feux en avant de la tente rouge qui nous sert de salle à manger; et pendant ce temps on dépêcha quelqu’un vers le village. Tout le monde y dormait, car il était dix heures, et l’on eut sans doute quelque peine à réveiller ces pauvres gens; pourtant, au bout d’une bonne heure d’attente, nous vîmes un feu, comme une étoile plus rouge que les autres, se mouvoir dans les ténèbres à hauteur du village; puis le son languissant de la flûte arabe descendit à travers la nuit tranquille et vint nous apprendre que la fête approchait.
    Cinq ou six musiciens armés de tambourins et de flûtes, autant de femmes voilées, escortées d’un grand nombre d’arabes qui s’invitaient d’eux-mêmes au divertissement, apparurent enfin au milieu de nos feux, y formèrent un grand cercle, et le bal commença.

    Ceci n’était pas du Delacroix. Toute couleur avait disparu pour ne laisser voir qu’un dessin tantôt estompé d’ombres confuses, tantôt rayé de larges traits de lumière, avec une fantaisie, une audace, une furie d’effet sans pareilles. C’était quelque chose comme la ronde de nuit de Rembrandt, ou plutôt, comme une de ses eaux-fortes inachevées. Des têtes coiffées de blanc et comme enlevées à vif d’un revers de burin; des bras sans corps, des mains mobiles, dont on ne voyait pas les bras, des yeux luisants et des dents blanches au milieu de visages presque invisibles, la moitié d’un vêtement attaqué tout à coup en lumière et dont le reste n’existait pas, émergeaient au hasard et avec d’effrayants caprices d’une ombre opaque et noire comme de l’encre.

    Le son étourdissant des flûtes sortait on ne voyait pas d’où, et quatre tambourins de peau, qui se montraient à l’endroit le plus éclairé du cercle, comme de grands disques dorés, semblaient s’agiter et retentir d’eux-mêmes. Nos feux, qu’on entretenait de branchages secs, pétillaient et s’enveloppaient de longs tourbillons de fumée mêlés de paillettes de braise. En dehors de cette scène étrange, on ne voyait ni bivouac, ni ciel, ni terre; au-dessus, autour, partout, il n’y avait plus rien que le noir, ce noir absolu qui doit exister seulement dans l’oeil éteint des aveugles.
    Aussi, la danseuse, debout au centre de cette assemblée attentive à l’examiner, se remuant en cadence avec de longues ondulations de corps ou de petits trépignements convulsifs, tantôt la tête à moitié renversée dans une pamoison mystérieuse, tantôt ses belles mains (les mains sont en général fort belles) allongées et ouvertes, comme pour une conjuration, la danseuse, au premier abord, et malgré le sens très évident de sa danse, avait-elle aussi bien l’air de jouer une scène de Macbeth, que de représenter autre chose.

    Cette autre chose est, au fond, l’éternel thème amoureux sur lequel chaque peuple a brodé ses propres fantaisies, et dont chaque peuple, excepté nous, a su faire une danse nationale.
    Tu connais la danse des mauresques. Elle a son intérêt, qui vient de la richesse encore plus que du bon goût des costumes. Mais, en somme, elle est insignifiante ou tout à fait grossière. Elle fait pendant aux licencieuses parades de Garageuz et ne peut pas s’empêcher, dans tous les cas, de sentir un peu le mauvais lieu.

    La danse arabe, au contraire, la danse du sud, exprime avec une grâce beaucoup plus réelle, beaucoup plus chaste, et dans une langue mimique infiniment plus littéraire, tout un petit drame passionné, plein de tendres péripéties; elle évite surtout les agaceries trop libres qui sont un gros contresens de la part de la femme arabe.

    La danseuse ne montre d’abord qu’à regret son pâle visage entouré d’épaisses nattes de cheveux tressés de laines; elle le cache à demi dans son voile; elle se détourne, hésite, en se sentant sous les regards des hommes, tout cela avec de doux sourires et des feintes de pudeur exquises. Puis, obéissant à la mesure qui devient plus vive, elle s’émeut, son pas s’anime, son geste s’enhardit.

    Alors commence, entre elle et l’amant invisible qui lui parle par la voix des flûtes, une action des plus pathétiques: la femme fuit, elle élude, mais un mot plus doux la blesse au coeur; elle y porte la main, moins pour s’en plaindre que pour montrer qu’elle est atteinte, et de l’autre, avec un geste d’enchanteresse, elle écarte à regret son doux ennemi. Ce ne sont plus alors que des élans mêlés de résistance; on sent qu’elle attire en voulant se défendre; ce long corps souple et caressant se contourne en des émotions extrêmes, et ces deux bras jetés en avant, pour les derniers refus, vont défaillir.

    J’abrège; toute cette pantomime est fort longue et dure jusqu’à ce que la musique, qui se fatigue au moins autant que la danseuse, en ait assez, et termine, en manière de point d’orgue, par un terrible charivari des flûtes et des tambourins.

    Notre danseuse, qui n’était pas jolie, avait ce genre de beauté qui convenait à la danse. Elle portait à merveille son long voile blanc et son haïk rouge sur lequel étincelait toute une profusion de bijoux; et quand elle étendait ses bras nus ornés de bracelets jusqu’aux coudes et faisait mouvoir ses longues mains un peu maigres avec un air de voluptueux effroi, elle était décidément superbe.

    Il est douteux que j’y prisse un plaisir aussi vif que nos arabes; mais j’eus là du moins une vision qui restera dans mes souvenirs de voyage à côté de la fileuse dont je t’ai parlé tant de fois.
    Je ne sais point à quelle heure a fini la fête. Au train dont elle allait, peut-être aurait-elle duré jusqu’au jour, sans un incident. J’ai su ce matin qu’un de nos gens s’étant permis une grossière inconvenance à l’égard de la danseuse, celle-ci s’était retirée, et qu’après beaucoup d’injures et de menaces échangées on s’était séparé on ne peut plus mécontent de part et d’autre.
    Nous montons à cheval dans une heure pour aller coucher aux Ouled-Moktar. À quatre lieues d’ici, plein sud, nous trouverons les plaines et nous mettrons le pied dans le Sahara.
    Comme je l’ai dit, on laisse ici les mulets, et nous prenons un convoi de vingt-cinq chameaux, qui nous attendent depuis hier, patiemment couchés près de nos tentes….

    Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) 


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  • Eugène-Alexis GIRARDETPeintre de genre, sujets typiques, paysages, aquarelliste, dessinateur, graveur. Orientaliste. Fils de Paul Girardet et frère de Jules Girardet, il vendait déjà des dessins à 17 ans. Il étudia à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, dans l'atelier de Jean Léon Gérome. En 1874, il partit visiter l'Espagne et le Maroc, puis il retourna plusieurs fois en Afrique du Nord au cours des années 1870 dont une visite de la Tunisie en 1877. Il fit quelques séjours à Alger et à Boghari, mais surtout à El-Kantara et à Bou-Saâda, où il rencontra Etienne Dinet.

    GIRARDET Eugène-Alexis, 1853-1907

    Tableau : LE RETOUR DU TROUPEAU


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