• Extrait du Journal Le Monde du 05 Avril 1957

    Extrait du Journal Le Monde du 05 Avril 1957

    Le doyen de la faculté de droit d'Alger relate l'exécution sommaire d'un musulman dont il a été le témoin

    LE MONDE du 05 Avril 1957

    " Voici donc les faits, écrit M. Peyrega, dont je ne voudrais pas être considéré plus longtemps comme complice.

    " Le samedi 26 janvier, vers 18 h. 30 (1), je me trouvais dans une boutique rue des Chevaliers-de-Malte, à Alger, lorsqu'on entendit crier: " Arrêtez-le!" du côté de la rue Villegaignon, à une centaine de mètres plus bas. Sans hâte excessive, car on n'entendait rien, la foule puis des agents de police se dirigèrent par là. Quelque cinq minutes plus tard on entendit plus loin (c'était rue Arago) des coups de feu se prolongeant en rafales répétées. La police et la troupe se précipitèrent alors et achevèrent de boucler le pâté de maisons, tandis que les commerçants fermaient leurs boutiques et criaient à leurs employés musulmans de rentrer. J'étais ainsi enfermé dans la boutique quand j'entendis un homme qui hurlait, tout à côté, quelque chose comme " non, non, ne tirez pas... " Je déverrouillai la porte et sortis. A 5 mètres à ma droite se tenait un homme, un musulman, pauvrement vêtu d'une gabardine beige, début, les mains levées, légèrement tourné vers le mur ; il était encerclé par des agents de police et des parachutistes, mitraillettes braquées, qui faisaient signe de s'écarter.

    " Sans savoir exactement d'où venait cet homme, il semblait assez difficile de le tenir avec certitude pour l'un des terroristes qui avaient pu être aperçus dix minutes auparavant à une centaine de mètres de là. D'ailleurs, un parachutiste, tout à côté de lui, allait sans doute lui demander ses papiers ; il lui mettait la main au cou, le faisait tourner et avancer dans ma direction, vraisemblablement, pour l'amener au commissariat. L'homme ne criait plus et marchait ; puis le parachutiste lui donnait un coup de genou dans le bas des reins, et l'homme trébuchait et tombait en avant, sur les mains. Un peu de brutalité, sans doute inutile, me disais-je, mais l'époque n'est plus à la sensiblerie en Algérie. L'homme tombé était accroupi comme pour la prière, presque devant moi, un peu sur ma gauche; le parachutiste était toujours collé derrière lui, la mitraillette à la hauteur des reins de son prisonnier ; deux petits coups secs claquèrent. Toute cette scène ne s'était pas passée rapidement, brutalement, "comme en un clin d'œil ", mais, au contraire, elle s'était déroulée "comme au ralenti ", en deux ou trois minutes ; et les agents de police paraissaient un peu gênés du dénouement inattendu.

    " Alors je m'avançai vers le parachutiste, disant : " Pourquoi avez-vous tiré " sur cet homme ? " Le parachutiste tourna les talons et se mit à courir vers le haut de la rue, vers la rue d'Isly ; je lui courus après. Au bout d'une centaine de mètres il se retourna et fit face, sa mitraillette braquée sur moi. Après une seconde d'hésitation il tourna de nouveau les talons et reprit sa course vers la rue d'Isly, tandis que je le poursuivais. Arrivé au coin de la rue, il sauta sur le siège avant gauche d'une jeep, dont le conducteur démarra rapidement. Je demandai à un témoin s'il avait vu le numéro de la jeep, mais je me fis apostropher vivement. Redescendant vers l'homme abattu, j'essayai d'interpeller un commissaire qui organisait un cordon de police, mais des agents, mitraillette au poing, m'écartèrent sans discussion, tandis que des gens sortis des boutiques m'interpellaient grossièrement. Désormais conscient du caractère inutile et scandaleux de mon intervention, je m'éloignai "

    M. Peyrega évoque, après ce récit, le cas des individus abattus parce qu'ils avaient " tenté de s'enfuir ", puis relate les circonstances dans lesquelles, au début de février, huit notables de Boghari auraient été emmenés à la gendarmerie de la ville, et leurs corps, mutilés et méconnaissables, enterrés quelques jours plus tard à Berrouaghia (2). 

    " ...Que répondre, monsieur le ministre, quand un musulman vous dit qu'en voyant ce que font les soldats, il a honte d'être Français; quand un père de famille vous affirme qu'il craint pour ses filles, quand un Kabyle déclare qu'à tant faire, il vaut mieux prendre un fusil et avoir le plaisir de tirer et de mourir en homme : que répondre ? Que toutes les enquêtes ont démontré que les faits étaient inexistants ou considérablement grossis et déformés ? Cela est bon de loin, quand on voit les choses avec l'optique optimiste et le souci de précision des enquêtes officielles, et qu'on ne se soucie pas trop des choses vécues et des réalités psychosociologiques.

    " Mais quand on est sur place, conclut l'auteur, quand on entend toutes ces rumeurs, qu'on a quelques exemples de leur véracité probable, on est pris d'effroi, on se dit que les Allemands sous le régime nazi, eux non plus, ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir qu'on leur reprochait des horreurs, et qu'ils pensaient, eux aussi, qu'il ne s'agissait que de quelques abus...

    " On voudrait pouvoir dire à nos omis musulmans que nous sommes la civilisation, l'ordre et le progrès, que c'est en définitive par la confiance, l'amitié et le consentement, que nous espérons voir maintenus des liens avec la France ; et l'on voudrait pouvoir administrer la preuve de l'excellence de nos intentions, de la supériorité de notre morale, de la rectitude de notre politique, sinon par la pureté de notre comportement et par l'absence d'abus, du moins par notre refus de tout procédé arbitraire, de toute méthode inhumaine, et par notre courageux effort pour dénoncer nous-mêmes tout excès, toute tendance vers le national-socialisme. "


    (1) N.D.L.R. - Ce jour-là, vers 17 h. 80, trois bombes avaient explosé dans deux brasseries et une cafétéria du quartier des Facultés, faisant quatre morts et plus de cinquante blessés.

    (2) N.D.L.R. - D'autres témoignages nous sont parvenus sur les événements de Boghari, ils corroborent celui de M. Peyrega.

     


    En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/archives/article/1957/04/05/le-doyen-de-la-faculte-de-droit-d-alger-relate-l-execution-sommaire-d-un-musulman-dont-il-a-ete-le-temoin_2343455_1819218.html#1wyIwkButZ28HdaW.99

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