• Ksar El Boukhari : une ville malade de l'exode de ses élus

    Par Abderrahmane Missoumi

    C'est la convergence de trois bouleversements - démographique, politique et économique - qui a provoqué le naufrage rythmé d'une commune fondée en 1856, pourtant immortalisée par des écrivains européens de renom.

     Un regard historique lapidaire est incontournable pour comprendre la genèse du déclin de la cité millénaire. Pour des raisons essentiellement stratégiques et accessoirement commerciales, Napoléon III signa, en 1856, la création du village de Boghari, au pied de l'ancien Ksar fondé au XI° siècle par Bayehmed, qui égrenait sa longue histoire, ses légendes, ses caravanes, ses ruelles pittoresques et voutées, ses fontaines et son artisanat éteint.

     Boghari était vouée, dès sa conception et sa construction, à un ordre géométrique qui exprimait directement l'ordre social colonial imposé: une ségrégation spatiale par rapport aux quartiers "nègres" ou indigents formés à l'époque par la Zaouïa de Cheikh Mohammed El Moussoum et du Ksar antique. Des sites immortalisés par des  écrivains de renom, tels Guy de Maupassant, Eugène Fromentin, Freigneau ou encore le sociologue Emile Dermenghem qui ont décrit, chacun dans son domaine, ces espaces musulmans, l'originalité de la vie qui s'y déroule. A l'époque, la Zaouïa fondée en 1865 par El Moussoum fut un rare foyer de la culture islamique et connut ses moments de gloire dans toute la province d'Alger. Beaucoup d'élèves acquirent une renommée maghrébine grâce à leurs études dans cette Zaouïa,  dont les plus belles leçons furent la tolérance et un Islam printanier. Malgré les évènements qui plongèrent la population musulmane dans la pauvreté; une certaine activité artisanale permit à la cité de survivre. On s'adonnait à la fabrication des burnous, cachabias, tapis, et haïks.

     De 1942 à 1943, le colonialisme allait ouvrir deux camps pour prisonniers de guerre allemands, autrichiens et italiens ramenés de Libye. Le village comprenait alors 7 000 habitants dont 882 Européens et plusieurs ethnies qu'il serait fastidieux de développer dans le cadre de cet article sommairement esquissé. Ruinées par la guerre, les populations rurales environnantes sont venues s'entasser aux portes du village naissant, et improviser quelque 600 gourbis recensés dans les années 50. L'exode rural s'est imposé à Ksar El Boukhari depuis les premières années de l'occupation coloniale. La guerre, la famine, les politiques de dépossession ont entrainé inévitablement un afflux massif des paysans des 13 douars vers le chef-lieu communal. Ce sont, désormais, plus de 73% de villageois qui vivent, aujourd'hui, à Ksar El Boukhari. Et il est impossible pour l'Etat d'opérer le flux inverse. L'hémorragie s'est d'ailleurs exacerbée durant les années 90 où plus de 20 000 ruraux ont quitté hameaux et douars. Un étrange retour de l'histoire.

     Aujourd'hui, Ksar El Boukhari compte plus de 80 000 habitants enfermés dans un entonnoir cadastral de 54 km² et au lieu d'être atteint en 2014, le taux de 73% de population urbaine l'a été dès 1980. En amont, une demande sociale aux limites de l'ingérabilité, notamment logement, emploi et l'eau potable. Les crédits décentralisés (PSD) et autres PCD inscrits sur des nomenclatures figées, standardisées et ineptes n'ont pas eu d'impact en termes de croissance économique. Le tribalisme le plus grégaire et les clans territoriaux sont devenus endogènes aux processus électoraux, le "hold-up" récurrent des urnes et la périphérisation  de l'élite autochtone ont renforcé la vulnérabilité déjà accusée de la contrée. Depuis les années 1970, elle n'a produit aucune plusvalue quand ce n'est pas la "mendicité publique" à travers les subventions d'équilibre et autres péréquations qui masquaient, en fait les carences, et la médiocratie au niveau local. 

     Les vieilles familles citadines ont fui leur ville, transformée en un espace de calvaire, de dénuement, voire de criminalité. C'est la triste illustration de la campagne dans la ville. Une véritable entreprise de démolition du civisme, des urbanités, de la culture raffinée, et de l'esthétique. Sur les décombres des mandats successifs se dégage un sentiment partagé: celui d'avoir été floué par les années. C'est l'image d'une population condamnée à la malvie, harassée par les chaînes éhontées pour une baguette, supportant tous les problèmes basiques sans même l'espoir qui soutient de voir un jour son martyre  diminuer. Le chômage effarant, l'absence de perspectives, d'un travail de proximité social, d'aide à la réalisation de projets collectifs ou individuels des jeunes, sont autant de voies que la délinquance a systématiquement exploitées pour déboucher sur les proportions que l'on reconnaît présentement à celle-ci. Aux "salariés" classiques de l'économie informelle se greffent chaque jour des contingents d'expurgés scolaires dont la société héritait  sans trop savoir quoi en faire. Misère et délinquance progressent d'un même pas. Avec plus de 10 000 postulants au logement social, la demande est devenue insoutenable, alors que l'alimentation en eau potable a atteint l'indice du "stress" de Faulkmann. Les pertes sur réseau sont estimées à 38%. Ce qui équivaut au volume régularisé d'un barrage moyen de 73 m³/an. Des réseaux informels se sont substitués à l'ADE et les "dealers" du tracteur vont jusqu'à exiger 10 à 20 fois  le prix du barème officiel. Le Ksar  antique, un patrimoine national qui n'a de comparable que la Casbah d'Alger, a été transformé en un vulgaire tremplin pour ruraux à l'affut d'un logement. Les autochtones payent le prix de leur démission...

     Abderrahmane Missoumi

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  • Commentaires

    1
    Invulnérable muse
    Jeudi 22 Août 2013 à 22:57

    Une incurable maladie ...

    2
    AISSI
    Dimanche 29 Décembre 2013 à 22:53

    cette analyse est tout à fait correcte, la ville perd d'année en année tous ses repères. Elle ressemble à un bourg où la mal-vie et la tristesse se lit sur le visage de ses habitants.

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